Histoire d’un burn out sans coupable

Le fameux burn out, syndrome d’épuisement professionnel, phénomène plus spécifiquement observé depuis quelques années et donc perçu comme grandissant, stimule les plumes des journalistes et questionne les acteurs d’un monde du travail en mutation.

Il est estimé que 8% de la population active est en burn out élevé, avec de nombreuses disparités selon les secteurs et métiers exercés, dont certains voient leur part de population en burn out sévère grimper à 41% (Philippe Zawieja, Docteur en sciences et génie des activités à risques, chercheur aux Mines, Paris).

Le sujet questionne, le sujet perturbe, le sujet éveille, le sujet est là.

Il est là, avec ce qu’il peut inspirer de blâmes, d’agacement, de révolte, de dégoût, de compassion, d’inquiétude, de volonté d’action, ou de sentiment d’impuissance.

721 millions d’occurrences sur Google sont recensées sur ce thème, compilant autant de données factuelles, de témoignages, de titres sensationnels, ou d’usages galvaudés. Un vrac géant, vertigineux, enivrant, et malheureusement encore contreproductif, si l’on considère que la masse d’informations à disposition serait supposée permettre de déjouer l’« effrayante mécanique du burn out ».

Avant toute chose, c’est quoi, en fait, un burn out ?

Dès les années 70, de nombreux psychiatres et chercheurs étudient ce processus afin d’en identifier les caractéristiques notables. Les études mettent en lumière certaines manifestations factuelles servant d’éléments de définition.

  • Il y a ce qu’on en dit 

Les premiers travaux sur le thème, par Freubenberg et Richelson, en 1980, définissaient le burn out comme un « état de fatigue et de frustration, de dépression, provoqué par l’engagement dans une cause, un mode de vie, ou une relation et qui échoue à produire les résultats escomptés », et caractérisé par « un engagement excessif répondant à une demande trop intense ».

Pour Cherniss, toujours en 1980, le burn out est le résultat d’un « choc » entre la réalité d’un quotidien au travail et un mythe professionnel.

Les observations les plus communément reprises et citées dans la littérature sur le sujet sont de Maslach et Leiter (1997 et 2008). Leurs études concluent que le burn out prend racine dans un épuisement émotionnel caractérisé par un manque d’énergie, une irritabilité, une impulsivité stratégiquement étouffées par le sujet lui-même. S’enclenche alors une phase de dépersonnalisation ou déshumanisation de la relation (prise de distance ou mise à distance de l’entourage et des tiers). De façon concomitante, c’est le sentiment d’accomplissement personnel qui s’étiole. Ce processus évolue en lien avec les six facteurs organisationnels suivants : surcharge de travail, manque de contrôle, insuffisance des rétributions, anéantissement du sentiment collectif, manquements à la justice et conflits de valeurs.

  • Parce qu’il y a ce qu’on y voit 

En 1992, les travaux des psychologues américains Herbert J. Freudenberger et Gail North ont pu en mettre en évidence douze étapes clés, survenant de façon aléatoire, de façon non-linéaire, mais manifestant, dans leurs occurrences conjointes, une forme de mécanique symptomatique de l’épuisement professionnel.

  1. Obsession de se prouver : se placer des défis
  2. Engagement excessif : travailler plus
  3. Négligence de ses propres besoins : en détente, alimentation et sommeil
  4. Refoulement des conflits : la personne ne réalise pas comment sa détresse s’active
  5. Révision de valeurs : les valeurs de la personne se font plus floues et sont moins investies
  6. Difficulté d’évaluation des problèmes : cynisme et sentiment de fatalité
  7. Repli sur soi : Retrait des contextes sociaux, abus potentiel d’alcool ou de drogues
  8. Modification comportementale : devenant plus visible pour l’entourage
  9. Dépersonnalisation : focalisation sur les objectifs frustrés et perte du sens du contact
  10. Vide intérieur : avec probabilité de pulsions compensatrices (nourriture, tabac, drogues…)
  11. Dépression : perte de sens et de confiance en l’avenir
  12. Syndrome de burn out : effondrement psychique et physique, possibles pensées suicidaires

Certains cas sont certes directement corrélés à de manifestes pratiques managériales condamnables (harcèlement moral caractérisé), et condamnées par la justice. Dans notre monde du travail il y a, oui, des victimes de négligences ou maltraitances volontaires conduites au burn out, qui ont besoin de reconnaissance puis de reconstruction, de l’estime d’elles-mêmes notamment.

Mon regard ne se pose pas ici sur ces victimes-là. Mais sur les personnes perdant pied dans d’autres contextes moins criants, plus sourds, nuancés, impalpables… Plus « normaux ».

Par la lorgnette de certaines situations de burn out observées, je n’aperçois ni coupable, ni victime. Pour les personnes que j’accompagne concernées par ce Mal Des Temps Modernes que j’accompagne dans mon métier de coach, l’équation ne se pose pas forcément non plus de cette façon (notons, bien évidemment, que les personnes que j’accompagne ne valent pas échantillon représentatif de l’entièreté des cas de burn out).

Mais alors, elle est faite de quoi, cette équation, dans ce cas ? Eh bien, je dirais d’une conjonction entre zones aveugles et de zones d’impuissance. Je m’explique un peu après.

Quand il n’y a ni coupable de faiblesse, ni coupable de persécution

Partant de l’a priori que la plupart des employeurs ont plus intérêt à avoir des équipes impliquées et heureuses de l’être qu’à s’embourber dans une gestion coûteuse en temps, comme en budget, d’équipes démobilisées et abandonnistes, mon hypothèse postule que cadres, DRH, et dirigeants préfèrent éviter le burn out de leurs collaborateurs.

Partant également de l’a priori que tout salarié aspire à prendre plaisir, s’épanouir, voire à grandir dans son métier et ses fonctions, ainsi qu’à garder son emploi, mon hypothèse présuppose qu’un salarié ne place pas non-plus l’éventualité d’un épuisement professionnel out dans sa liste d’objectifs personnels.

A moins de dispositions pathologiquement contraires à ces moteurs respectifs des deux parties, le terreau du quotidien du salarié ne semble pas infesté de graines de burn out toutes prêtes à éclore. Et il ne l’est pas, a priori.

Les graines sont ailleurs, semées en la personne elle-même avant même son arrivée dans l’entreprise. Placées dans sa conjoncture personnelle, dans ses valeurs, dans ses croyances, dans ses habitudes ou ses enjeux. La fécondation de ces graines se fera, ou non, par l’organisation et sa façon de les chatouiller et activer en son collaborateur. Enfin, la pousse de la plante carnivore nommée « burn out » dépend d’un arrosage issu des deux parties : organisation et collaborateur, dans leurs aptitudes respectives à communiquer et échanger, à entrer en relation de façon saine, à agir en cohérence.

Zone aveugles et zones d’impuissance

De la graine à la pousse, arrosée par l’une, l’autre, ou les deux parties, c’est en tout cas en l’individu lui-même que prend vie le burn out. Alors il se manifeste par des séries de caractéristiques survenant successivement ou, pour certaines, de façon simultanée.

Les premières étapes du syndrome d’épuisement professionnel relèvent de la mobilisation, quoi de plus « normal » que de s’enthousiasmer et de s’investir dans un nouveau job ? Ni la personne concernée ni ses collègues ni son management n’auraient à s’en alerter. Ce point de départ là semble plutôt rassurant pour tous. Tout se passe comme attendu, et chacun peut se concentrer sur ses missions sans perturbations.

C’est dès la survenue de la troisième étape (si l’on se réfère aux douze étapes de Freudenberger et North ci-dessus), celle de l’investissement excessif, rognant sur l’équilibre personnel, puis les valeurs personnelles, que pourraient s’alerter les différents acteurs.

Apparaît là la première zone aveugle du processus. Comment savoir, pour les managers, et collègues de la personne concernée, qu’elle est en train de se compromettre ? Son amplitude horaire ne correspond-elle pas à son besoin habituel, à elle ? La personne elle-même, qui rogne sur son temps personnel (de loisir, de sport, de vie familiale…), se rend-elle compte qu’elle est en train de s’installer dans un fonctionnement déséquilibré de façon durable (« Allez, je vais manquer ma séance de badminton ce soir, j’y retournerai la semaine prochaine, au pire le mois prochain ») ?

Intérieurement, la personne happée par un processus de burn out se trouve souvent dans le déni au fil des étapes, même lorsque que l’extérieur -souvent la famille-, lui fait remarquer le caractère à inhabituel et étrange de ses comportements, plutôt à partir de la phase 7 à 8 (cf les douze étapes de Freudenberger et North).

La zone aveugle des collègues et managers tient au manque de connaissance intime de la personne, ce qui les rend difficilement capables de distinguer les comportements qui relèveraient de l’« anormal » au vu de ses repères et fonctionnements habituels. Leur zone d’impuissance réside dans leur incapacité à intervenir de façon constructive dans le vécu caché par la personne. Comment tenir compte d’une demande non formulée, voire même totalement dissimulée ?

La zone aveugle de la famille et des proches tient au fait de ne pas assister au comportement de la personne sur son lieu de travail, et de ne pouvoir discerner les éléments inhabituels que tardivement dans le processus. Leur zone d’impuissance commence dès lors qu’ils évoquent la mission de la personne, qu’ils ne sont pas à même de saisir, d’évaluer, de jauger. Leur vision des choses se retrouve bien souvent invalidée et rejetée au nom d’une méconnaissance du sujet.

La zone aveugle de la personne concernée tient à son déficit d’écoute d’elle-même et de ses besoins, de conscience de ses équilibres, et à l’inadaptation de son degré d’exigence envers elle-même. Davantage de conscience d’elle-même lui permettrait de mieux communiquer ses besoins, ajuster ses limites afin de préserver le bon déploiement d’énergie dans les différents pans de son équilibre vital. Sa zone d’impuissance touche aux contraintes de l’organisation au sein de laquelle elle travaille. La personne se confronte obligatoirement aux limites budgétaires et/ou fonctionnelles ne lui incombant pas, cadrant son champ d’action, et ses possibilités de formuler certaines demandes.

Donc, ni victimes, ni coupables, mais aveugles et impuissants, comment envisager de déjouer le phénomène ?

Vers une co-responsabilité

Si plusieurs manifestations du burn out sont observables, c’est dans la rencontre du sujet et de l’organisation que naît l’orchestration tempêtueuse des différentes constituantes du syndrome.

Il me paraît donc opportun pour chacun, côté collaborateur comme organisation, de contribuer à la résorption des zones aveugles pour gagner du terrain en puissance vers une coopération fructueuse pour les deux bords (la toute-puissance étant pragmatiquement exclue).

Si je reviens à ce que j’observe par la lorgnette de mes accompagnements de burn out, j’aperçois à posteriori des moyens possibles d’enrayer le processus.

  • Placer des repères

Il n’est pas rare que des personnes aient vécu un épisode 0 du burn out qu’elles déclareront plus tard plus officiellement. Un épisode réunissant bon nombre des caractéristiques du processus, sans qu’elles n’aient été identifiées. Ce sont le manque d’éléments de lecture et la méconnaissance du sujet qui entravent l’analyse de ces situations, et donc la possibilité de mettre en place une alternative comportementale et / ou relationnelle. Lors de ce préambule, les étapes clés du syndrome n’ont été conscientisées, observées ou prises en compte ni par la personne concernée, ni par l’entreprise, ni par un professionnel extérieur.

C’est en cela qu’il est nécessaire que chacun prenne connaissance des points-clés factuels du processus relatés précédemment. Tous les participants à l’environnement de travail se doivent d’être éclairés sur les points détectables. Le sujet à risque, afin de pouvoir s’en alerter, mais aussi les collègues et managers afin de mieux lire en leurs collaborateurs.

  • S’observer / Observer

Pour repérer les signes, il est indispensable d’observer. La personne elle-même peut disposer de tous ses ressentis intérieurs. Quelles émotions l’agitent-elles ? Qu’expriment- elles ? Il est indispensable de se placer à l’écoute de ses signaux corporels, et de s’atteler à les mettre en lien avec le factuel. « Mes yeux se ferment. Cela m’indique une fatigue visuelle. Je regarde l’heure, et je remarque que cela fait huit heures que je n’ai pas levé le nez de mon écran d’ordinateur. Et hier, ai-je travaillé différemment ? Etait-ce mieux ou moins bon pour moi ? Me suis-je senti fatigué après la journée ?… ».

L’organisation, elle (managers, collègues), peut noter également chez ses collaborateurs des signes interpellants tels qu’une amplitude horaire particulièrement large et tardive, une instabilité de l’humeur, une soustraction aux temps collectifs, un discours fataliste, des compulsions alimentaires… L’idée n’est pas de surveiller, mais de poser son regard sur ce qui se vit là, sous les yeux de tous.

  • Communiquer

Chaque élément potentiellement repéré a besoin d’être soumis et vérifié entre les deux parties. C’est une étape potentiellement délicate, dans le sens où elle requiert des aptitudes spécifiques. En cela il est utile de la faire accompagner par un tiers.

Cette communication s’envisage selon des échanges d’égal à égal, entre un collaborateur et une organisation ayant un intérêt commun : que la mission puisse être menée à bien, et donc que les conditions de réalisation soient favorables et porteuses. Les observations de chacun sont amenées à l’autre, dépliées, contextualisées et proposées comme base d’un ajustement, si nécessaire, auquel chacun contribuera dans le spectre de ses possibilités d’action.

Cette base est un élément clé de l’accordage nécessaire à une harmonie équilibrante.

  • S’ajuster / Ajuster

Une fois les observations repérées communiquées et placées dans une volonté commune de co-construction, chaque partie s’engage à faire sa part.

Le collaborateur, dans le respect de lui-même et de ses possibilités, s’autorise à modéliser autrement son implication au sein de l’organisation, en redistribuant de façon plus qualitative l’énergie déployée, et en calibrant autrement certains enjeux personnels.

L’organisation, dans son champ de compétence, peut revisiter les objectifs fixés, si nécessaire, ou apporter des réponses à certains besoins du collaborateur sur différentes plans (plannings, méthodologies, ergonomie, formation…).

Étouffer le feu

C’est donc dans une meilleure connaissance de soi, et dans une qualité relationnelle et organisationnelle que se jouent les possibilités de désamorcer le syndrome d’épuisement professionnel. Cette relation individu / organisation s’accompagne. Le coach en efficacité relationnelle, est au burn out ce que l’extincteur est à l’incendie. Il déjoue les démarrages de feu avant le grand brasier.

Par Ségolène Dallongeville